Cheikh Anta Diop et les crises sociopolitiques en Afrique
Introduction
Dans l'histoire des peuples, il y a des leaders déterminés qui se sont levés pour donner un sens à la vie de leurs compatriotes, pour remettre le peuple sur la route de l'histoire, pour libérer leurs peuples de la domination étrangère ou pour améliorer leurs conditions de vie. Tous les peuples ont connu cette catégorie de personnes. Les contextes, la détermination et autres facteurs font que ces leaders n'ont pas eu dans l'histoire la même influence, et aussi le même respect des générations futures. Mais toutes ces personnes ont en commun de se sacrifier pour leurs peuples, de vouloir le bonheur de leurs frères et sœurs. En Afrique actuellement, 5 leaders politiques semblent représenter ce genre de leaders. Il s'agit d'Assimi Goita du Mali, Ibrahim Traoré du Burkina Faso, Abdourahamane Tiani du Niger, auquel il faut ajouter Mamadou Doumbouya de la Guinée Conakry ou Diomaye Faye du Sénégal. Rappelons que Doumbouya à plusieurs égards a montré ses limites, et Diomaye Faye vient de prendre le pouvoir. Il sera jugé avec le temps. Même si nous pensons qu'il ne s'opposera pas à l'impérialisme français, nous lui accordons le doute et le classons. L'euphorie avec laquelle le peuple africain reçoit ces personnalités témoigne l'urgence et l'importance de leur arrivée pour un peuple souffrant, dominé de l'intérieur par des régimes répressifs imposés de l'extérieur, et dominé par les puissances impérialistes. Chaque figure qui conteste l'impérialisme reçoit le soutien de ce peuple souffrant. Ce qui justifie le soutien inconditionnel accordé aux régimes sus-cités. Dans l'histoire de l'Afrique aussi, un homme a émergé, et s'est imposé au niveau de la pensée. Il a frayé le chemin. Il s'agit de Cheikh Anta Diop. La question fondamentale est celle de savoir si les régimes sus-cités empruntent la voie tracée par Cheikh Anta Diop. Autrement dit, jusqu'où peuvent-ils aller sur le chemin de l'amélioration de la situation africaine, ou de leurs pays respectifs.
Cheikh Anta Diop, Kwame Nkrumah et la rupture épistémologique
L'épistémologie est la théorie de la connaissance. C'est la manière de penser, de construire ou de produire le savoir. La rupture épistémologique est le changement radical opéré dans la manière de penser en vigueur. C'est le passage radical d'une manière de penser à une autre, d'un paradigme à un autre. Dans l'histoire africaine, plusieurs personnes ont opéré une rupture épistémologique. Il s'agit de Kwame Nkrumah, Cheikh Anta Diop et Patrice Lumumba. Nous nous concentrons sur les deux premiers. Kwame Nkrumah arrive avec la prophétie panafricaine. Alors que le panafricanisme était dans les conférences réunissant juste les leaders du monde noir, Kwame Nkrumah vulgarise le concept. Alors que les Africains pensaient tribus et États, Nkrumah rompt cette pensée et impose à la conscience continentale l'idée d'une nation africaine unie. C'est en cela que réside la rupture épistémologique de Kwame Nkrumah. La rupture épistémologique de Cheikh Anta Diop est plus déterminante. Alors que le peuple africain est perdu, ignore son passé, et croit à des ancêtres mythiques créés parfois de toute pièce, Cheikh Anta Diop renoue le fil d'Ariane de son passé, et lui présente ses vrais ancêtres. Il révèle aux Africains que ce sont eux qui ont presque tout apporté à l'humanité. Il leur propose des voies de sortie de leur condition. Les Noirs du monde entier retrouvent fierté, et remettent en cause les préjugés construits sur eux. Cheikh Anta Diop devient sans aucun doute celui qui a le plus influencé la pensée nègre. Ses ouvrages sont parmi les plus vendus. L'intensité de téléchargement du résumé que la Ligue Associative Africaine a fait de son ouvrage Nations nègres et culture montre l'impact de ses travaux sur la conscience africaine.
Le but de cet article est de voir si les régimes nationalistes qui font la fierté actuelle de l'Afrique sont sur la voie tracée par Cheikh Anta Diop. Nous le vérifierons à la lumière de la pensée de Diop. Cet article, il faut le préciser, ne retire rien au soutien inconditionnel que la LIMARA (Ligue des Masses pour la Renaissance Africaine) et la Ligue Associative Africaine témoignent envers les régimes progressistes d'Afrique actuellement. Mais il souligne les faiblesses de ces régimes à la lecture de la voie tracée par Cheikh Anta Diop. C'est un appel à une rectification urgente, sinon, comme nous le verrons, ces régimes ne seront que quelques révoltes de plus dans le grand univers colonial français et occidental. Et très bientôt leurs pays retomberont sous la domination française. Nous montrons dans cet article que des leaders ont été plus déterminés que nos leaders progressistes actuels, ont fait plus qu'eux, pourtant leurs pays sont retombés sous le néocolonialisme français. Tous les pays où émergent nos leaders progressistes actuels ont connu de grands leaders. Il s'agit de Modibo Keita pour le Mali, Mamadou Tandja pour le Niger, Thomas Sankara pour le Burkina Faso, Cheikh Anta Diop pour le Sénégal et Ahmed Sékou Touré pour la Guinée Conakry. Ces leaders ont été plus vifs, plus combatifs. Pourtant il y a eu échec. Les leaders actuels une fois de plus s'opposent à l'impérialisme français qui ne devait plus exister, vu l'intensité du combat mené par nos devanciers. C'est pour corriger les échecs de nos devanciers que Cheikh Anta Diop a proposé la voie à suivre, qui est ignorée par nos leaders actuels. On est entrain d'aller vers un nouvel échec. Et pour le montrer, nous utilisons les pensées de Cheikh Anta Diop.
"Ainsi l'impérialisme, tel le chasseur de la préhistoire, tue d'abord spirituellement et culturellement l'être, avant de chercher à l'éliminer physiquement. La négation de l'histoire et des réalisations intellectuelles des peuples africains noirs est le meurtre culturel, mental, qui a déjà précédé et préparé le génocide ici et là dans le monde."
Cheikh Anta Diop nous fait savoir que l'impérialisme tue d'abord spirituellement et culturellement avant d'engager la force. Renvoyer l'ambassadeur français est bien, comme l'a fait Assimi Goita du Mali. Chasser l'armée française, contester le CFA est bien, priver la France des ressources du Niger est bien. Mais surtout, il faut mener une guerre psychologique contre l'impérialisme. Il faut détruire sa violence symbolique, détruire ses symboles et les remplacer par d'autres symboles.
Il faut répondre à son cinéma qu'il utilise pour s'imposer par un autre cinéma de fierté. Les leaders africains ont échoué parce qu'ils ont laissé intact la violence des symboles des colons, et se sont juste attaqués à sa force physique. Même quand ils ont gagné la guerre contre le colon, le colon a très vite repris le dessus, à cause de sa propagande qui n'a pas été détruite. Comment une victoire peut être possible si le peuple est pris en otage par les symboles de l'oppresseur ? A l'école, il apprend la littérature, la philosophie, l'histoire, la géographie du maître. En mathématiques, ce sont les formules du maître. Au marché, ce sont les produits du maître qu'il achète. Quand il veut se distraire, ce sont les sports et le cinéma du colon qu'il visionne. Il mesure le temps avec le calendrier de l'oppresseur. Son école est réglée au rythme des grandes fêtes de l'oppresseur, avec les congés de Noël, de Pâques, de Ramadan. Avec cela nos leaders croient que vaincre militairement le colon suffirait, que chasser ses armées, renvoyer son ambassadeur, le critiquer aux nations unies suffirait. Tant que les Africains n'attaqueront pas la violence symbolique du colon, les victoires seront toujours de courte durée. Cheikh Anta Diop revient sur la négation des réalisations nègres. Ayant le pouvoir d’État, les régimes progressistes d'Afrique devraient faire une révolution de l'éducation, et inclure dans les programmes scolaires les grandes réalisations noires. Un symposium international sur les grandes réalisations
noires révélerait des résultats surprenants. Pourtant rien n'est fait par nos leaders progressistes. Ils se comportent comme nos prédécesseurs, et le résultat sera le même: mobilisation populaire, quelques réalisations, remise en cause de l'impérialisme français, fatigue du peuple, remplacement des leaders progressistes par des leaders dociles, retour à la situation de départ, renforcement du pouvoir néocolonial. Les leaders doivent aller jusqu'à secouer la religion de l'ennemi pas en l'affrontant directement, mais en posant les bases de la religion de remplacement. Il ne s'agit pas dans cette lutte d'haranguer les foules et dire qu'on fait la politique. Il faut aussi amener le peuple à prendre conscience de sa force, et de son rôle principal. Il n' est pas question de l'utiliser comme paravent pour se protéger, mais réellement le prendre comme l'objectif de toute action, et lui faire comprendre que tout dépend de lui.
Il faut briser son messianisme, et lui faire comprendre qu'il n'y a pas de messie. Beaucoup de nos leaders se sont comportés et se comportent encore comme de messies venus libérer leurs peuples, ce qui est une grave erreur. Les régimes progressistes doivent marteler qu'ils ne sont pas des messies, que le messie c'est le peuple lui-même. Que tout dépend de lui. Frantz Fanon précisait d'ailleurs: " Politiser les masses, ce n'est pas, ce ne peut pas être faire un discours politique. C'est s'acharner avec rage à faire comprendre aux masses que tout dépend d'elles, que si nous stagnons c'est de leur faute et que si nous avançons c'est aussi de leur faute, qu'il n'y a pas de démiurge, qu'il n'y a pas d'homme illustre responsable de tout, mais que le démiurge c'est le peuple et que les mains magiciennes ne sont en définitive que celles du peuple."
Je souligne ceci parce nos leaders progressistes se comportent comme les autres. Or ils ont une très lourde responsabilité. Leur responsabilité dépasse leurs frontières nationales et touchent la race noire entièrement. Exception faite d'Ibrahim Traoré qui est constamment sur le terrain, les autres sont dans les palais, et se comportent comme des rois, ce qui ne devrait pas être le cas. Ils doivent être sur le terrain. Ils doivent être en contact permanent avec le peuple.
"L'Égypte est au reste de l'Afrique noire ce que la Grèce et Rome sont à l'occident. Les nouvelles humanités africaines devront s'édifier sur les soubassements de l'Antique culture pharaonique. L'Egyptien ancien et le meroitique devront remplacer le latin et le grec dans les programmes."
Nous revenons encore sur la nécessité de révolutionner le système éducatif. Il faut apprendre aux africains que toutes leurs sciences viennent d'Égypte pharaonique, et leur montrer le fil historique qui les lie à la vallée du Nil, afin de détruire une fois pour toute le complexe qui les empêche de devenir le moteur de l'histoire. Au lieu d'apprendre au peuple les théories de l'oppresseur, son histoire, sa géographie et sa philosophie, il faut faire l'inverse, et enseigner au peuple la philosophie, la science, les théories, la philosophie négro-africaine, et la vallée du Nil est si riche. Elle concentre l'essentiel de la pensée négro-africaine. C'est la paresse qui nous fait continuer de réciter les théories des autres. Les gouvernements progressistes devraient mettre un terme à cette paresse, et prendre la civilisation egypto-nubienne comme le fondement de nos connaissances. Certaines langues étrangères sans valeur comme l'italien, le chinois, le grec, l'allemand, l'espagnol qui encombrent nos enfants doivent donc être remplacées par l'Egyptien antique et le meroitique, pour mettre les Africains au contact de leurs réalités. Cette démarche prônée par Anta Diop est nécessaire pour les négro-africains.
Nos régimes progressistes doivent financer L'égyptologie, rechercher de grands égyptologues pour parachever les travaux faits, et en faire le socle de connaissances dans les collèges et universités. Sans cette démarche, nous ne parviendrons vraiment jamais à mettre fin à la domination étrangère. Ce ne sont pas les travaux qui marquent. La Ligue Associative Africaine en a tellement à proposer dans ce sens. L'association a travaillé sur le calendrier kamite et l'a perfectionné. Nous pouvons désormais dater les évènements à plus de 10.000 ans avec ce calendrier. On peut se demander pourquoi les leaders de la rupture dans nos États ne prennent pas appui sur ce calendrier, et ne le prennent pas comme base de datation de leurs événements historiques, pour mettre fin à la datation selon le calendrier du dominateur. Une telle initiative sera une grande révolution au niveau des esprits, et de la manière de penser. Elle marquera un tournant décisif, radical dans la longue lutte que nous menons contre nos agresseurs occidentaux. Ce que nous voulons dire ici est que, tant que nous n'aurons pas brisé la violence symbolique du dominateur, tant que nous ne prendrons pas l'Egypte et Méroé comme les socles de nos civilisations et nos savoirs, nous ne pourrons jamais vraiment secouer l'impérialisme européen en Afrique. Et Cheikh Anta Diop l'a su. Il a compris cela très tôt. Toutes nos actions ne seront que des révoltes qui couperont difficilement les chaînes de notre domination mentale. Des leaders ne cesseront d'émerger, de critiquer les colons, de se fatiguer et de repartir, et le colon reprendra le contrôle de nos pays encore plus vigoureusement. Rappelons que nos régimes progressistes sont les successeurs de quatre autres régimes progressistes. Il s'agit du Zimbabwe de Robert Mugabe, de la Côte d'Ivoire de Laurent Gbagbo, du Burundi de Nkurunziza et du Niger Mamadou Tandja. Que deviennent ces pays actuellement ? L'impérialisme a tout simplement repris le contrôle, calmement, exception faite du Niger où vient d'émerger une fois de plus Abdourahamane Tiani.
"Les spécialistes africains doivent prendre des mesures conservatoires. Il s'agit d'être apte à découvrir une vérité scientifique par ses propres moyens en se passant de l'approbation d'autrui, de savoir conserver son autonomie intellectuel."
Les régimes progressistes devront donner la possibilité aux intellectuels africains de se libérer de la dépendance intellectuelle étrangère en créant des laboratoires de recherche pour développer la science sur le continent, et veiller à ce que les recherches soient faites.
Si nous n'avons pas assez d'armes, si nous ne créons pas, si nous dépendons encore de l'Europe au plan industriel et technologique, alors toutes nos actions contre l'Europe ne seront que des révoltes. Il faudra naturaliser la science sur le continent. La guerre contre les rebelles que mènent nos régimes progressistes, et qu'ils en ont fait leur principal élément de propagande est une guerre juste pour protéger les populations. Mais ceux qui gagnent cette guerre sont les puissances neocoloniales qui vendent les armes à nos régimes progressistes et aux rebelles. Les leaders progressistes ont créé quelques entreprises et industries. Ce n'est pas assez. C'est vers où il faut aller. C'est le point déterminant de la lutte. Tant que nous travaillons pour acheter les voitures, les téléphones, les produits ménagers, bref, l'essentiel de ce que nous consommons aux néocolons, comment peut-on dire qu'on est en train de les combattre? Nous comprenons que les enjeux sont au-delà de ce que nous observons actuellement.
Nos régimes progressistes, s'ils veulent briser la colonne vertébrale de l'impérialisme, doivent donc créer un corps de science où toutes les disciplines sont représentées, pour naturaliser la science sur le continent. Cheikh Anta Diop précise d'ailleurs : " il est indispensable de créér une équipe de chercheurs Africains où toutes les disciplines sont représentées. C'est de la sorte qu'elle mettra le plus efficacement possible la pensée scientifique au service de l'Afrique." Il nous interpelle aussi à faire nos recherches sans attendre que les autres viennent les approuver. C'est nous-mêmes qui devons juger nos recherches. Cheikh Anta Diop insiste sur la recherche pour briser les préjugés sur l'Africain. Il précise : "A formation égale, la vérité triomphe. Formez-vous, armez-vous de science jusqu'aux dents." Pour ce corps de science, les scientifiques ne manquent pas, c'est la volonté de nos régimes progressistes qui fait défaut. Il ne s'agit pas certes de prendre tous les intellectuels arrivistes , défendant les intérêts du colon, pour former un corps de science et travailler à l'échec. Des chercheurs progressistes du continent sont connus. Les regrouper dans un corps de science pluridisciplinaire comme l'a recommandé Cheikh Anta Diop fera la différence dans ce combat que nous menons. Les régimes progressistes d'Afrique quitteront de simples révoltés à des hommes capables d'anticiper le futur. Le but du combat n'est pas que des foules nous acclament. Le but est la victoire définitive et irréversible. Le peuple n' a pas besoin de gens qui ont essayé, mais de gens qui ont réussi. Et le corps de science confié à de savants progressistes sera l'un des points les plus culminants de la lutte. Elle dépassera toutes les actions posées jusqu'ici: évincer l'ambassadeur, chasser l'armée, contester les accords, priver la France de l'Uranium... Nous devons savoir ce que nous voulons. Voulons-nous que le peuple nous acclame ou voulons-nous vraiment réussir ? Voulons-nous nous faire une image en contestant la France ou bien voulons-nous vraiment libérer notre peuple ? Ce choix, nos leaders progressistes ne l'ont pas encore fait. Ils le feront quand ils engagerons l'industrialisation, quand ils attaqueront les symboles étrangers, quand ils feront corps avec les autres mouvements progressistes du continent et de la diaspora. Faire corps n'est pas attendre que seuls les mouvements progressistes soutiennent les régimes progressistes au pouvoir en Afrique, mais il faudrait exactement le contraire; car ces régimes ont des pouvoirs d'États que les autres n'ont pas.
"Puissent-ils comprendre qu'à la maîtrise des connaissances, il faut ajouter l'efficacité de l'organisation pour se maintenir."
Organisation. Organisation. Encore organisation. La principale faiblesse des leaders progressistes africains a toujours été organisationnelle. Mettre sur pied une organisation qui maintiendra la lutte, et qui restera fidèle aux idéaux de départ est un véritable défis. Presque tous les leaders ont échoué dans ce sens.
Au-delà, il faut s'assurer que le combat ne s'arrête pas après le leader principal. Qu'adviendra-t-il si nos leaders progressistes actuels perdent le pouvoir? Que se passerait-il ? C'est la question qu'il faut poser. Entre 1956 et 1970, les colons européens ont affrontés en même temps plus de 20 leaders en Afrique. Au Cameroun, Um Nyobe, Félix Moumie et Ernest Ouandie les affrontaient militairement, sans oublier Robert Mugabe du Zimbabwe, Jonas Savimbi, Holden Roberto et Agostino Neto en Angola, Samora Machel au Mozambique, Amilcar Cabral au Cap Vert et en Guinée Bissau, Steve Biko et Mandela en Afrique du Sud qui les affrontaient aussi militairement. À eux s'ajoutent d'autres qui contestaient farouchement la domination étrangère, même s'ils n'étaient pas en guerre ouverte, comme Ahmed Sékou Touré de Guinée Conakry, Modibo Keita du Mali pour ne citer que ces cas. Entre 1956 et 1970, les colons ont donc été submergés, pourtant ils ont réussi à reprendre le contrôle de nos pays. A part le Cameroun, nos leaders ont triomphé sur les colons, pourtant la domination étrangère est restée intacte et même grandissante. Ces leaders étaient très déterminés. Sylvanus Olympio et Ahmed Sékou Touré ne se sont pas contentés de menacer de sortir du Franc CFA, ils sont sortis de ce Franc. Les officiels français ont été expulsés, les entreprises françaises ont été saisies et nationalisées. Les colons ont été évincés, humiliés. Pourtant ils sont revenus avec force et aujourd'hui on les combat encore.
On a eu une faiblesse organisationnelle. Et cette faiblesse est encore plus grave avec nos leaders progressistes actuellement. Nos leaders d'avant se concertaient, se donnaient des coups de mains. Ce qui est encore le cas actuellement. Et l'un des éléments les plus déterminants de leurs victoires a été Kwame Nkrumah.
Nkrumah avait vu très juste. Dès la prise de pouvoir au Ghana, il a affirmé que cette indépendance ne servirait à rien si toute l'Afrique n'était pas libérée. Dès le début, il a convoqué une grande conférence panafricaine réunissant tous les leaders progressistes africains, et ils ont mis sur pied un plan commun de libération. Il n' a pas attendu que les progressistes viennent vers lui. Il était le premier pays d'Afrique noire à se libérer, et il a facilité les autres libérations. Il en a payé le prix. L'une des raisons de sa chute vient du fait qu'il continuait de soutenir la Guinée Conakry de Sékou Touré malgré une crise qui sévissait dans son pays. Nos leaders progressistes actuels sont encore les premiers à se libérer. Mais ils ne soutiennent pas de mouvements progressistes du continent, à moins qu'on ne soit pas au courant, ce qui serait surprenant. Depuis la chute de Thomas Sankara, les mouvements progressistes du continent luttent pour rencontrer les leaders progressistes qui émergent. Les leaders progressistes se croient des demi-dieux que les Africains doivent soutenir. Les organisations progressistes, avec leurs maigres moyens se battent pour les soutenir. Les activistes sur les réseaux sociaux les soutiennent à longueur de journée et rentrent souvent dormir affamés. Pourtant les ennemis recrutent des activistes qu'ils paient pour les déstabiliser. Les ennemis créent des organisations contre-progressistes qu'ils financent. Il est temps que les progressistes africains mesurent l'immensité de la tâche, et soutiennent les autres mouvements progressistes pour que, même s'ils tombent, que le combat ne s'arrête pas. C'est de la sorte qu'on peut maintenir la flamme du combat jusqu'à la victoire finale. C'est ce qu'avait fait Kwame Nkrumah en son temps. Des progressistes émergent et sont renversés. Récemment, c'était Robert Mugabe, Nkurunziza, c'était Laurent Gbagbo... Tant que nos leaders progressistes ne comprendront pas Cheikh Anta Diop et Kwame Nkrumah, et soutiendront véritablement les autres mouvements progressistes du continent, on restera dans ce cycle infernal où des leaders progressistes émergent, sont combattus, tentent quelques améliorations, et dès leur départ, le colon reprend le contrôle. Nos leaders progressistes actuels ne soutiennent pas les mouvements progressistes, ni les activistes qui les soutiennent, ce qui est en soi un véritable problème, puisqu'ils ont le pouvoir d'État. Celà ne coûterait rien à eux de mettre quelques activistes sur salaire des États qu'ils dirigent ou de soutenir les mouvements progressistes. Je parle de vrais mouvements progressistes, pas de mouvements clientélistes qui sont progressistes et réactionnaires au gré de leurs intérêts. Les vrais mouvements progressistes sont connus. La LIMARA et la Ligue Associative Africaine en font partie.
"Il faut cesser de tromper les masses par des rafistolages mineurs et accomplir l'acte qui consomme la rupture avec les faux ensembles sans lendemains historiques. Il faut faire basculer définitivement l'Afrique noire sur la pente de son destin fédéral."
Nos leaders progressistes devanciers ont eu l'idée de dépasser les frontières coloniales imposées par les colons. Ils ont essayé. La Guinée a tenté de faire coalition avec le Ghana. Kwame Nkrumah et Ahmed Sékou Touré se considéraient comme co-présidents de cet État. On note aussi la fédération du Soudan entre le Mali et le Sénégal. La tentative d'union entre le Cap Vert et la Guinée Bissau. La seule union réussie a été celle du Tanganyika et de Zanzibar pour former la Tanzanie. Les premiers progressistes ont donc eu aussi l'idée d'union des pays. Sur cette question, les trois principaux leaders progressistes actuels ont fait du chemin. Il s'agit du Mali, du Burkina Faso et du Niger, avec la formation de l'AES (Alliance des Etats du Sahel), qui est un pacte défensif et de protection mutuelle entre les trois pays. Ces États ont franchi un grand cap. L'AES n'est pas seulement un pacte militaire. Il intègre aussi le domaine politique. Si un État naissait de ce pacte, ce serait un grand bond en avant, puisque la grandeur de son territoire lui assurerait beaucoup de facilités de développement. Ceci est à encourager. Vivement que ce soit l'embryon de la nation nègre tant souhaitée par Cheikh Anta Diop.
Pour cela, il faut lui donner du contenu politique. Il lui faut des emblèmes, une constitution, un gouvernement fédéral.
Conclusion
Malgré donc les avancées considérables opérées par les régimes progressistes d'Afrique de l'ouest, beaucoup de lacunes restent à surmonter. Cheikh Anta Diop et d'autres leaders comme Kwame Nkrumah ont tracé le chemin. Les leaders progressistes actuels gagneraient à suivre ce chemin, pour rendre irréversible leur victoire, sinon cette victoire sera balayée bientôt par les régimes impérialistes, qui n'attendent que le moment de relâchement pour frapper, et très fort. D'ailleurs, les français ont déjà des personnes qu'ils préparent pour remplacer nos leaders progressistes dans nos différents États où ils ont émergé. A nos leaders de suivre la voie tracée par Cheikh Anta Diop pour imposer un changement irréversible, et contribuer à la libération totale du peuple africain. Nous concluons cet article par deux autres pensées de Cheikh Anta Diop, puisque c'est de lui qu'on parle.
"Je crois que le mal que l'occupant nous a fait n'est pas encore guéri. Voilà le fond du problème. L'aliénation culturelle finit par être partie intégrante de notre substance, de notre âme. Et quand on croit s'en être débarrassé, on ne l'a pas encore fait complètement."
"Je vois en chaque africain susceptible de recevoir encore une éducation, un bâtisseur de nation et c'est ce bâtisseur qui sommeille en chacun de ces jeunes que notre éducation doit réveiller"
Par Yemele Fometio, président de la LIMARA (Ligue des Masses pour la Renaissance Africaine)